19
Hadès prit sa faction, comme tous les jours. La rue était désespérément calme. Lola arriva. Elle pénétra dans l’immeuble, près du square. Hadès ferma les yeux. Il imagina le lit aux draps de satin blanc, la coiffeuse, et sourit en songeant à ce corps si doux, et, les yeux clos, murmura : « l’oasis où je rêve et la gourde où je hume à longs traits le vin du souvenir »…
Mais il ne fallait pas rêver. Il devait protéger Lola. Il lui avait parlé, durant la nuit, au manoir. Elle dormait et Hadès était venu la déranger. Il brûlait de l’envie de lui raconter l’élimination du Numéro 56. Cela n’intéressait nullement Lola, la mort de Numéro 56. Elle dormait, insouciante, ignorante du danger.
À 10 heures, une camionnette se gara devant la bijouterie. Un plombier en visite, à en croire le placard apposé contre la carrosserie.
Salarnier était installé avec Rital dans une voiture de service, à quelques dizaines de mètres de là, au carrefour de l’avenue du Maine. Ils étaient en communication radio permanente avec la camionnette banalisée, garée devant le 38, de la rue Bouchereau… Par ailleurs, un étudiant des Beaux-Arts, équipé d’une boîte de pastels et de grandes feuilles de papier à dessin, méditait dans le square. De temps à autre, il traçait un vague trait en effleurant du bout des doigts l’émetteur rangé parmi les couleurs. Deux autres équipes étaient en planque le long de l’avenue.
À 10 h 30, Numéro 26 se présenta devant le 38 et composa le code. La porte s’ouvrit. Hadès soupira. Numéro 26 était cadre, aux PTT. Rien à craindre de ce petit homme si tranquille.
L’émetteur radio grésilla. Les inspecteurs dissimulés dans la camionnette annoncèrent la sortie du « visiteur ». Il s’avançait vers l’avenue. Salarnier appela son équipe de garde au carrefour.
— Un type assez petit, la cinquantaine, il porte un loden avec une martingale, un petit chapeau vert, vous le voyez ? Vous me l’interceptez en douceur…
Ce qui fut fait.
D’autres visiteurs suivirent, si bien qu’à 15 h 30, Salarnier avait fait coffrer un paisible receveur des postes, un prof de gym, un aiguilleur du ciel… Ils avaient été conduits au Quai où on les interrogerait le moment venu. Salarnier savait par le canal radio qu’ils n’avaient pas protesté, excepté le prof de gym, qui se montrait assez belliqueux.
Hadès bâilla. La journée avait été bien maussade. Numéro 12, Numéro 41, Numéro 19 étaient venus. Il alluma une cigarette et s’étira dans son fauteuil. Il ressentit une vive douleur au mollet droit, mais ne s’en inquiéta pas : tous les ans, à la même époque, sa vieille sciatique venait le relancer.
Salarnier attendait toujours. Rital, à ses côtés, se rongeait les ongles nerveusement.
— Bon, à ton tour, maintenant ! dit Salarnier. L’inspecteur pâlit brusquement. Il enfouit son visage dans un large mouchoir à carreaux et se moucha bruyamment.
— Allez, grouille !
— Qu’est-ce qu’il faut pas faire, quand même… bougonna Rital.
— Alors, t’as compris ? Tu te balades dans la rue en prenant des airs de conspirateur, tu traînes devant l’entrée du 38 et tu composes le code. Tu prends ton temps, tu discutes le coup avec Nadine, et tu redescends au bout d’un bon quart d’heure.
— Et après ?
— Après, tu marches, et tu te diriges vers Montparnasse. Si quelqu’un te suit, on le repérera vite, crois-moi…
Hadès scrutait toujours la rue déserte. Un petit maigrichon, vêtu d’un costume fripé, passa devant chez Lola. Il s’arrêta devant la vitrine du bijoutier, observa les pendules présentées en devanture, fit demi-tour, piétina à l’entrée du square et, enfin, se décida à composer le code, au 38.
Avant que la porte ne s’ouvre, Hadès prit quelques portraits du visage chafouin du nouveau venu. Qui était-il ? Il était encore trop tôt pour le dire. Hadès posa son Nikon sur la table de chevet et se prépara pour la filature.
— Tout est O.K. pour le moment, Rital est chez la belle, annonça le peintre amateur qui luttait contre l’onglée, dans le square.
Les inspecteurs qui suaient sang et eau dans l’habitacle à l’atmosphère confinée de la camionnette confirmèrent les dires de leur collègue. Salarnier était seul dans sa voiture. Il tripota le curseur de fréquence, mais ses hommes restaient muets.
Rital attendait, dans le studio de Nadine. Il s’assit sur le bord du lit, caressa d’une main distraite le drap de satin. Nadine fumait, assise devant sa coiffeuse. Elle était vêtue d’un boubou coloré et Rital ne put s’empêcher de lorgner vers ses seins.
— Vous croyez que ça va marcher ? demanda-t-elle.
— Oh la la… C’est trop tôt pour-le dire. Mais fatalement, le type, le fou à la faux, il vous épie, pour repérer ceux de vos clients qui ne lui conviennent pas, sans doute, alors…
Rital triturait le bout de sa cravate et fixait ses chaussures sans oser lever les yeux vers Nadine. Elle marchait à présent de long en large, en serrant les poings.
Brusquement, elle regarda la pendule à quartz.
— Ça fait vingt minutes, dit-elle, vous pouvez sortir !
— Ah bon ? Bon, alors j’y vais…
Rital sortit de l’immeuble. Un vent sournois, qui s’engouffrait dans la brèche que formait le square, le fit frissonner. Il marcha en direction de l’avenue.
— L’ami Rital sort de chez la belle ! annonça l’équipe de la camionnette, il est tout rouge…
— Pas de déconnade ! cria Salarnier dans son micro, la rue, observez la rue, bon sang…
— On fait que ça, répliqua une voix, hachurée par les parasites. Une mémère promène son chien, un type pousse une moto, le boucher range sa barbaque dans la vitrine…
Salarnier attendit quelques instants. Les parasites allaient en s’amplifiant. Une compagnie d’ambulances vint même troubler la fréquence, en lançant un appel. Salarnier s’énervait.
— Allez, tout le monde à pied, derrière Rital, vite ! ordonna-t-il.
Le battant arrière de la camionnette s’ouvrit et deux ouvriers en bleu de travail en descendirent. Le peintre du square plia brusquement son attirail, en abandonnant quelques crayons tombés sur le gravier. Rital s’avançait sur l’avenue du Maine.
Hadès poussa un juron. Numéro 57, à n’en pas douter, appartenait à l’espèce honnie des « piétons ». Il était bien capable d’errer de longues heures durant, avant de regagner son logis, et, qui sait, de s’attabler devant le repas préparé par une épouse soumise. À moins que Numéro 57 ne soit un célibataire ? Comme Numéro 37, Numéro 21 ou Numéro 23 ? Auquel cas il pourrait traîner toute la soirée, aller au restaurant, au cinéma, avant de rentrer au bercail…
Hadès abandonna sa moto sur le trottoir de l’avenue du Maine. La silhouette de Numéro 57 s’éloignait déjà. Hadès pressa le pas. En face, sur l’autre trottoir, il apercevait Numéro 57, qui se dirigeait vers la gare. Il y avait pire que les piétons : les banlieusards…
— Ici Rital, ici Rital, vous me recevez ? Quoi de neuf ?
L’inspecteur avait incliné la tête pour articuler ces quelques mots bien en face du petit émetteur qu’il portait au revers de sa veste.
— Rien pour le moment, répondit Salarnier, ne t’inquiète pas, on est avec toi… Change de trottoir et éloigne-toi des abords de la gare, il y a trop de monde, par ici.
Rital obtempéra aussitôt. Il traversa la chaussée et se dirigea vers l’avenue Edgard Quinet, qu’il remonta en direction de Raspail. Toute l’équipe de Salarnier, dispersée, lui emboîta le pas.
— Hé, dit soudain l’ex-peintre du square, regardez le type, là, devant le restaurant chinois, la soixantaine, cheveux blancs, blouson de cuir… il était rue Bouchereau il y a cinq minutes, il poussait une moto…
Salarnier reçut très mal le message, mais en comprit tout le sens. Il demanda confirmation de cette information à ses adjoints et l’obtint sans tarder. Rital s’approchait à présent de la station de métro Edgar Quinet.
— Rital, Rital, tu me reçois ? demanda Salarnier. Tu vas descendre dans la bouche, et tu remontes aussitôt pour aller acheter un journal au kiosque devant le tabac, reçu ?
Le commissaire n’entendit pas la réponse mais il se rassura en voyant l’inspecteur descendre les escaliers.
— Le type au blouson de cuir, il descend aussi… dit l’ex-peintre. Et il remonte derrière Rital…
— Rital, continue à pied ! s’écria Salarnier, vers Raspail, tout droit, le long du cimetière !
Salarnier aperçut l’homme au blouson qui hésita quelques secondes, avant de prendre la nouvelle direction.
— Tout le monde se rapproche ! dit Salarnier, on va le cueillir au coin de la rue Huyghens…
Et les hommes de Salarnier pressèrent le pas, sans courir pour autant. Ils se rapprochèrent peu à peu de leur cible, cet homme d’une soixantaine d’années, au visage lacéré de rides profondes, surmonté d’une épaisse chevelure grise. Rital, les mains dans les poches, marchait, imperturbablement. Il dépassait la rue Huyghens quand Salarnier donna, au micro, l’ordre de « serrer » l’inconnu.
Mais, alors que la manœuvre d’encerclement démarrait, un mouvement de foule soudain troubla la quiétude de la rue. Un groupe de collégiennes affolées — provenant du lycée tout proche — fit irruption sur le boulevard, bientôt suivi par une escouade de femmes au visage masqué par un tchador… Il y eut une explosion et un nuage de fumée s’éleva aussitôt. Salarnier ne tarda pas à reconnaître le parfum caractéristique des gaz lacrymogènes.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? cria-t-il.
Il avait rejoint les deux inspecteurs qui, durant toute la journée, s’étaient mis en planque dans la camionnette banalisée. Un peloton de CRS jouait de la matraque sur le dos de quelques gaillards munis de pancartes hostiles à Khomeiny.
— Ils se battent entre eux, expliqua un inspecteur, en toussant sous l’effet des gaz, ils faisaient une manif sur le boulevard Montparnasse…
Le terre-plein du boulevard Edgard Quinet était à présent envahi par les manifestants en proie à la panique.
En tordant le cou, Salarnier aperçut au loin la silhouette de Rital qui semblait désemparé. L’inconnu aux cheveux gris s’éloignait à grands pas.
— À toi, Rital ! hurla Salarnier dans son micro.
L’inspecteur dégaina son arme et le pointa vers l’inconnu. Salarnier et ses adjoints en étaient réduits à observer la scène à distance, le boulevard étant barré par les CRS. Salarnier brandit sa carte barrée de tricolore et s’élança, mais il progressait à grand peine, entravé dans sa course par les manifestants qui continuaient de crier des slogans.
Rital, le revolver à la main, avançait vers l’inconnu, qui s’était immobilisé. Rital montrait son brassard rouge, qu’il venait de sortir d’une de ses poches.
— Halte ! ne bougez plus, levez les mains en l’air ! cria-t-il.
Hadès plissa les yeux et dévisagea ce petit flic qui avançait vers lui. Il n’y avait pas de Numéro 57, il n’y avait qu’un piège. Un piège que l’on avait soigneusement mis en place pour l’arrêter, lui, Hadès.
À quelques mètres de là, il vit le dos des CRS qui repoussaient les manifestants, sans ménagement. Et cet homme qui levait sa carte à bout de bras, et dégainait, lui aussi. Hadès n’attendit pas. Le petit flic s’était approché de lui. Hadès leva les mains en l’air, conciliant, et, d’une brusque détente du pied droit, frappa au visage le soi-disant Numéro 57.
Salarnier, les larmes aux yeux, vit le petit Rital, tremblant, tenir en joue l’inconnu. Il toussa sous l’effet des gaz et fit encore quelques pas. À demi aveuglé, il ferma les yeux pour calmer la brûlure. Quand il les rouvrit, il aperçut Rital, le visage en sang, allongé sur la chaussée.